Jean-Marc Chouvel
Analyse musicale : sémiologie et cognition des formes temporelles


L’Harmattan, Paris, 2006, coll. « Arts et Sciences de l’art ».


Comme le précise l’auteur dans son introduction, il ne s’agit pas là d’un manuel d’analyse ou d’un guide des formes musicales, même si la question de l’analyse, posée sous l’angle de la méthode, occupe le fond de l’ouvrage, et si ce dernier présente bien des analyses d’oeuvres, entières ou fragmentaires. Discours de la méthode musico-analytique, donc — discours à propos de celle-ci — mais non pas discours méthodologique au sens où par méthodologie on supposerait l’ensemble des procédures pratiques permettant l’application à la partition d’un savoir préalablement constitué. Le propos de Jean-Marc Chouvel présente une visée plus spéculative que didactique. L’ambition du livre est de traiter de la question essentielle de la modalité de la perception des formes temporelles, de la manière dont celles-ci peuvent faire l’objet d’une connaissance en fonction de cette modalité, et enfin du sens qui peut en être déduit. Les implications de cette question dépassent largement la question de l’analyse musicale, et ses ramifications s’étendent autant du côté de la sémiologie et de la psychologie que, serait-on aussitôt tenté d’ajouter, de la philosophie et des neurosciences.

En rattachant l’analyse de l’objet musical au problème de la cognition, Jean-Marc Chouvel fait sienne une optique de recherche particulièrement en faveur en psychologie cognitive et en intelligence artificielle depuis les années soixante-dix, qui ne sépare pas l’oeuvre de la manière dont nous en prenons connaissance. En termes phénoménologiques, pourrait-on dire, il n’y a pas d’un côté la conscience, vide, et de l’autre l’objet extrinsèque « musique » qui vient, depuis l’extérieur, la remplir passagèrement. La musique pas plus que les autres objets du monde qui nous entoure ne sont dans la conscience, mais la conscience est, nécessairement sinon exclusivement, conscience du monde et, occasionnellement, de la musique. Cependant la conscience n’est plus cette membrane diaphane, sans épaisseur et toujours lisse que la philosophie de la première moitié du vingtième siècle se plaisait à imaginer. Elle se présente davantage comme une superstructure de contrôle de l’activité cérébrale, en dessous de laquelle se déroule un foisonnement complexe de phénomènes et d’opérations qu’elle ignore le plus généralement. De quel ordre sont ces phénomènes et quels types d’opérations sont mis en jeu, comment ils peuvent être modélisés, tel est l’enjeu de la démarche cognitive, et l’on saisit la valeur de cet enjeu par rapport à notre compréhension de la musique eu égard au fait que notre écoute de celle-ci implique la mise en oeuvre de ce mécanisme complexe.

La démarche de Jean-Marc Chouvel se distingue néanmoins de celle illustrée par les publications existantes en ce que les psychologues cognitifs pêchent fréquemment par l’aspect rudimentaire et conventionnel des modèles musico-analytiques qu’ils adoptent. Un tel reproche ne saurait être adressé à l’auteur, qui est exempt de toute naïveté en la matière, même si son résumé de la théorie schenkérienne est pour le moins discutable. Il n’y a pas non plus de comptes rendus d’expériences menées sur des groupes de sujets, l’auteur s’appuyant le cas échéant sur des études déjà effectuées ailleurs. Ce que l’on retrouve dans l’ouvrage, ce sont les diagrammes formels matériau-temps qui sont comme la marque de fabrique de Jean-Marc Chouvel, mais qui se trouvent ici rattachés plus étroitement aux réflexions sur le « système cognitif temporel » de l’écoute, conçue comme cause finale (dans l’acception aristotélicienne) de la musique : la musique est destinée à l’écoute, c’est-à-dire à être comprise au moyen de celle-là. En tant que compositeur, Jean-Marc Chouvel s’est depuis longtemps d’ailleurs intéressé à la position du récepteur, et à ce titre a participé aux travaux fondateurs de l’Escom (European Society for the Cognitive Sciences of Music) en s’interrogeant notamment sur « la représentation mentale de l’oeuvre », dont la difficulté est évidemment liée à l’inscription temporelle spécifique de la musique. Notons que l’intérêt d’une démarche faisant appel aux sciences cognitives, comme celui de toute démarche transdisciplinaire, est de relativiser l’exclusivité musicale dans laquelle aiment à s’isoler les musiciens en montrant que la musique, en tant qu’activité humaine, est redevable de processus qui ne sont pas étrangers à l’ensemble des autres activités de l’être humain.

La modélisation de l’écoute n’est néanmoins pas l’objet ultime de l’ouvrage. Celui-ci est plutôt, compte tenu de ce qu’est l’écoute, de construire une méthode d’analyse qui tienne compte de cette nature, et donc de la singularité de la musique dans son mode d’appréhension temporel, mais aussi psycho-auditif. La démarche est donc ambitieuse, l’approche exigeante, la lecture parfois difficile ; mais l’intérêt soutenu du livre tient à l’originalité de la pensée dont il est l’expression.

Puisque le modèle de l’écoute est néanmoins déterminant par rapport à la constitution de la méthode analytique, le point que nous voudrions discuter ici de manière plus approfondie est l’ « algorithme cognitif » exposé aux pages 63 et suivantes, algorithme représenté de façon schématique par la figure 12 et que les figures subséquentes ont pour rôle de détailler. (Nous ne pouvons malheureusement que renvoyer à ces figures dans l’ouvrage lui-même.) Pour d’évidentes raisons didactiques, Jean-Marc Chouvel choisit d’illustrer le fonctionnement de son algorithme par une simple séquence abstraite de quelques notes, sans timbre, sans phrasé, sans nuance, en réduisant l’information à sa seule qualité de hauteur musicale. De surcroît, il ne fournit à cette séquence aucun « fond » (ou accompagnement, même rudimentaire) sur lequel elle se dégagerait1. Sans vouloir faire un procès à l’auteur de ce choix, il nous semble qu’il va à l’encontre du parti pris de se placer du côté de l’écoute. Lorsque le message sonore nous parvient, c’est en réalité tout habillé qu’il le fait, paré de tous ses attributs, et toujours dessiné sur un fond qui est au moins le monde extérieur, et la présence de la conscience à elle-même. Le timbre, particulièrement, est un élément crucial dans la reconnaissance de la hauteur. Là où la réduction à une dimension unique est courante (hauteur ou rythme le plus souvent), c’est lorsqu’on opère dans le domaine théorique, qui se situe par rapport à l’écoute dans un « hors-temps ». .

Selon nous, le schéma proposé par Jean-Marc Chouvel présume, au stade de la reconnaissance, un test préalable qui est celui de la grammaticalité du message entendu ; celui-ci entre-t-il dans un système dont je possède les clés élémentaires ? Si oui, je corrigerai de moi-même une hauteur plus ou moins fausse par rapport aux définitions intervallaires du système. Sinon, ma possibilité de comparaison avec les éléments sonores déjà entendus sera réduite considérablement. L’exemple choisi ne peut en outre être considéré comme par nature transposable au niveau d’unités plus importantes ; il n’y a de fait aucune nécessité que l’appréhension d’unités musicales à un niveau supérieur réponde du même processus cognitif que celui qui est décrit pour un niveau somme toute assez bas. Jean-Marc Chouvel note lui-même, du reste, que la commodité du principe de récursivité du point de vue de la modélisation ne correspond pas forcément à une réalité du fonctionnement neuronal (p. 74).

Ceci est particulièrement vrai lorsque l’on distingue les niveaux où s’opère une prise de conscience, de ceux que l’auteur désigne comme « infraconscients » (p. 97). Non seulement ces niveaux sont inférieurs, mais il y a une différence qualitative importante dans la manière dont ils sont perçus. La figure 33, qui dispose à la fois en série et en parallèle un ensemble d’algorithmes de base, est intéressante notamment en ce qu’elle propose un parcours à rebours, qualifié de « rupture de niveau dans des moments de prise de conscience du réel ». Ce qui nous semble manquer ici est une interaction entre les processus simultanés, et une généralisation du principe de rétroaction au sein d’une même chaîne. Mais ce moment de la prise de conscience est bien évidemment essentiel, et a selon nous une incidence significative sur la notion même de musique comme forme temporelle. Même si la figure distingue un « plan du réel instantané » placé en entrée du « plan des idées » positionné en sortie, le module cognitif chouvélien reste marqué par sa conception quasi mécaniste du déroulement temporel, comme l’illustre l’expression de « moteur temporel » utilisée à la p. 66. Certes, ce moteur est celui du « flux » soumis à l’écoute ; mais la lecture des tableaux analytiques présentés dans l’ouvrage montre bien que ce moteur est aussi celui qui entraîne, en parfaite adhérence, l’ensemble du système perceptif-cognitif. C’est au niveau de ce que l’auteur nomme le « surconscient » qu’un détachement de la conscience par rapport à ce flux semble s’envisager, prenant principalement la forme d’une faculté d’anticipation. Or ce « moteur temporel » interne à la conscience est un moteur qui ne tourne pas toujours à la même vitesse ; il n’est pas strictement isochrone avec le moteur du flux externe. Il se recale périodiquement sur celui-là — c’est le phénomène de l’attention — mais il est dans la nature même de la conscience qu’il s’en détache.

Reconnaissons que l’auteur envisage bien au coeur de son algorithme un stade de « préfiguration », articulant des phénomènes de « protension » et de « rétention » qui supposent une certaine élasticité — rappelant pratiquement un rubato — venant moduler le flux temporel. C’est en cela que, selon lui, un être de conscience se différencie d’un « magnétophone ». Pour nous, la différence va bien au-delà de cette question, car on pourrait toujours imaginer un dispositif de type « expert » qui, sur la base d’une certaine bibliothèque préconstituée et enrichie par l’expérience, serait capable d’analyser une situation pour en anticiper les suites possibles et prendre des décisions relatives à la segmentation. La conscience en tant que telle n’est pas nécessaire à des opérations de ce type, aussi complexes puissent-elles être. Au contraire, comme nous l’ont enseigné depuis longtemps les phénoménologues, ce qui fait la singularité de la conscience, c’est qu’elle est conscience d’elle-même en même temps que d’autre chose, en d’autres termes qu’elle est à la fois conscience réfléchie, réfléchissant le monde, et réflexive, se réfléchissant elle-même. C’est, exprimé en d’autres termes, l’analogue du « strange loop » de Douglas Hofstadter par quoi celui-ci définit l’émergence du « je ». Or c’est précisément ce « je » qui s’est absenté du modèle proposé par Jean-Marc Chouvel, alors même que ce « je » encombre en permanence l’écoute. Lorsque j’écoute, il ne saurait être fait abstraction de ce sujet conscient qui écoute, et qui a conscience d’écouter. Ma conscience introduit dans l’écoute un bruit de fond qu’il n’est pas en mon pouvoir d’éliminer.

Ce que Jean-Marc Chouvel nomme le « surconscient » n’est finalement que la conscience elle-même, non pas en tant que réfléchissant le contenu de l’écoute, mais en tant que se détachant de celui-ci, se décollant de la réalité et du flux temporel qui est la marque de celle-ci pour imaginer quelque chose à partir de ce qui est perçu, quelque chose qui ne peut être déterminé a priori. Cette fonction de la conscience dépasse la simple protention qui ne peut que terminer un geste en train de se réaliser, et qui est une manière d’unifier le présent ; ici, la conscience peut à chaque moment se saisir de la réalité comme prétexte à s’extraire de celle-là, à la dépasser. Si, selon la formule de Sartre, l’imaginaire est un « anti-monde », ce qui nous importe est que sa temporalité n’est pas accordée à celle du monde réel, soit que dans une optique bachelardienne il se meuve dans un temps raréfié, soit que d’un point de vue plus freudien il ignore le temps. Dans tous les cas il n’est pas contraint par un « moteur » régulier et irréversible : il passe dans ce que Jean-Marc Chouvel nomme le hors-temps.

L’imagination n’est pas la mémoire, et ne peut donc s’inscrire dans aucun des « cercles mnésiques » désignés par l’auteur. Ce n’est que par confusion qu’on pourrait l’interpréter comme la mémoire ouvrière évoquée à la p. 86, qui cherche à substituer des fac-similés du réel, c’est-à-dire des images dégradées de celui-ci, à la place des originaux disparus de la perception. Bien au contraire, l’imagination est avec la perception une des fonctions fondamentales de la conscience, et s’il paraîtrait absurde d’en fournir un modèle mécaniste, du moins sa présence apparaît difficilement négligeable tant l’effet d’irréalisation et de détemporalisation qui sont les siens affectent nécessairement notre expérience des oeuvres musicales en déformant la linéarité de notre écoute.

En ce qui concerne la mémoire elle-même, ou — comme Jean-Marc Chouvel le signale à juste titre — les différentes mémoires, celles-ci ne servent pas seulement à retirer des souvenirs comme d’une bibliothèque ou à les y emmagasiner, ou encore à reconstituer des « fac-similés » du réel ainsi qu’on vient de l’évoquer. La mémoire est bien en effet sollicitée par la perception dès le moment où celle-ci se produit, mais elle s’en trouve en même temps modifiée non seulement parce que l’expérience nouvelle vient l’enrichir et l’augmenter, mais parce que chaque souvenir restitué est lui-même altéré. Enfin, comme l’explique Yadin Dudai, le cerveau contient un certain nombre de « représentations internes qui filtrent les percepts du monde extérieur en les mêlant à d’autres percepts acquis à d’autres moments, ainsi qu’à des représentations indépendantes de l’expérience et générées de façon endogène 2 ». Ce phénomène intervient sans que nous ayons connaissance, remettant par là en cause la pureté de la perception : ainsi, « les données des sens ne représentent pas l’objet physique perçu dans sa totalité, mais seulement une sélection d’aspects de celui-ci, déformés par l’expérience propre de l’individu ou de l’espèce 3. »

On retrouve presque là, avec un point de vue de départ évidemment très divergent, le compte rendu freudien du circuit perceptif, mettant en branle l’inconscient. Le stimulus traverse en empruntant des voies préalablement frayées les couches profondes des systèmes mémoriels où il suscite des réactions par association avec les souvenirs inconscients et les représentants pulsionnels, dont la réactivation se traduit au niveau de la conscience perceptive sous forme d’affects. De manière imagée, on pourrait dire que le système psychique se met à résonner affectivement lorsque certaines fréquences privilégiées le font vibrer. Rappelons incidemment que la topologie psychique freudienne n’est pas une théorie des localisations cérébrales et que le circuit du stimulus ainsi décrit n’est pas un circuit neuronal, mais un parcours mettant en jeu un certain nombre d’agents, ou « instances », auxquels une fonction particulière est dévolue. Nous sommes encore dans l’idée d’un algorithme, où ce qui est à retenir est la présence d’une composante émotive dans la réception musicale. Elle n’est pas une nécessité, mais elle accompagne assez souvent l’écoute pour qu’on s’en soucie — même s’il apparaît difficile de lui faire une place dans la méthodologie analytique. Il en va de même pour tous les déclenchements musculaires spontanés éventuellement générés par l’écoute lorsqu’ils ne sont pas immédiatement inhibés. L’émotion nous intéresse néanmoins en ce qu’elle influe sur notre rapport au temps et qu’elle est un facteur de décollement du réel.

Pour en revenir à la mémoire, Jean-Marc Chouvel a bien entendu raison d’évoquer la spatialité de celle-ci. Mais si, comme il l’écrit également, « la musique est peut-être d’abord un acte de mémoire » (p. 13), il faut alors s’interroger sur la pertinence qu’il y a définir la musique d’un strict point de vue temporel, et à l’analyser comme si cette temporalité s’écoulait de façon uniforme et linéaire. Lorsqu’une oeuvre musicale s’installe dans ma mémoire, elle s’y déploie d’une manière spatiale, et de même lorsque je la contemple dans mon imagination, que j’y réfléchis, c’est encore de manière spatiale, c’est-à-dire que je puis la parcourir librement, l’appréhender dans sa globalité, la fragmenter ou la recoller sans égard pour sa continuité. Nous ne voulons pas dire par là qu’il n’y a pas de spécificité de la musique par rapport aux arts plastiques, par exemple, mais que cette spécificité ne doit pas être envisagée de façon absolue. La musique se projette dans les dimensions liées de l’espace et du temps qui sont celles de l’existence. La temporalité de la musique est à considérer comme une temporalité épaisse, complexe. Ceci pose la question de la linéarité effective de l’écoute, dont la seule possibilité serait celle d’une pure instantanéité, sans inscription mémorielle. Considérée sous cet angle, la formule de Michel Imberty faisant de la musique une « Écriture du temps » apparaît erronée : l’écriture (même si elle ne s’effectue que sur le support de la mémoire) est ce qui crée l’oeuvre, et en même temps la soustrait à sa nue temporalité, qui sinon la condamnerait à disparaître.

Xavier Hascher


Note

1 Pour rendre justice à l’auteur, cette question du « fond » est évoquée plus haut dans l’ouvrage à propos de la théorie gestaltiste, p. 37
2
Yadin DUDAI, Memory from A to Z, Oxford University Press, Oxford, 2000, p. 97. 3 Ibid., p. 88.

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